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Pluie d'Encres Chapitre 8

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Tout est bleu dans la salle. Mais en fait, il y fait si sombre qu’on ne distingue plus vraiment les couleurs. La lampe torche que S-Sage et Chopin avaient allumé gît dans un coin, diffusant une lumière jaune qui se reflète péniblement dans toute la pièce. Une demi clarté où dansent nos ombres. Je distingue à peine les éclats de sa lame qui tisse une toile de mort autour du Canard. J’aurais pas dû me jeter dans la mêlée désarmée, mais c'était le deal, enfin je crois. Maintenant que S-Sage est en sécurité, c’est à dire dans une autre pièce, je ramasserais bien mon katana, mais le simple fait de le ramasser me coûterait des mouvements superflus, et là, chaque impulsion musculaire doit être mesurée et évaluée avec précision. Sinon j’y laisserais mon bras, ou pire…
J’esquive ses attaques les unes après les autres et j’analyse son style de combat. C’est de l'efficacité brute. Pas d’enjolivures, aucun geste inutile. Chaque coup a juste le bon équilibre pour être suffisamment puissant pour tuer sans pour autant perdre trop de vitesse ou de précision. Puis, quand je trouve un moment pour contre attaquer, son autre main bloque, ou alors il utilise ses genoux. Et puis il profite de son allonge pour me manoeuvrer dans un coin de la pièce. Ma conclusion est simple, directe. Si je reste, je vais y passer.
Je feinte une esquive un peu ratée pour provoquer une riposte plus cinglante de sa part. J’attrape son bras au vol, je pivote son poignet et je le force au sol mais il bronche pas et me balance un revers de son bras gauche. Je me baisse, puis je profite de la seconde de répit pour reculer en salto arrière. Au milieu de la figure, quand mes mains frôlent le sol, j’en profite pour ramasser mon katana. Puis je pivote et je m’enfuis sans demander mon reste.
Il parait que le cri du canard ne provoque pas d'écho. C’est faux, mais pas pour celui là, il ne dit rien et mes sens cybernétiques ne captent presque pas sa présence. Je sais qu’il est derrière moi, mais c’est plus parce que ca fait partie de mon plan et que je commence à cerner son personnage que parce que je l’entends. Il se déplace sans le moindre bruit, c’est terrifiant. J’ai la sensation d'être une enfant à nouveau qui court seule, la nuit, qui rentre chez elle très vite parce qu’elle s’imagine avoir un monstre aux trousses.
Tiens, j’ai peur ! Quelque part c’est rassurant. Je suis peut être pas encore complètement perdue…
Je sors de la salle bleue, je débaroule dans le couloir, j’enjambe les cadavres des ornithorynques et j’ouvre la porte de sortie. Je débarque sur un palier. Une porte en face de moi, avec une plaque en métal doré juste à côté, sans doute un autre cabinet. Et à ma droite un grand escalier très large. Je saute les marches quatre à quatre, puis cinq par cinq puis je saute les dix dernières d’un seul bond et j'atterris en roulé boulé. Une porte coulissante devant moi. Je m’y engouffre puis, machinalement, je me jette au sol. L’ombre du Canardeur passe juste au dessus de moi. Je perds pas une seconde à le regarder atterrir. Je fais demi tour, contourne l’escalier et continue. Le bâtiment ressemble à un centre hospitalier post moderne, avec pleins de cabinets privés regroupés dans un même immeuble au parquet lisse et plutôt classe dans l’ensemble. Des plantes vertes, des vitres et une sorte de touche minimaliste flirtant avec l'exubérance. Tout cela est bientôt derrière moi alors que je quitte enfin cet endroit. Devant moi, la route et un soleil de plomb. Je plisse les yeux.
Déjà, y'a pas d’autres grands immeubles. On doit être dans la banlieue… Je repère un restaurant fermé, les signes d’une grande surface à ma gauche et sur la droite, pas grand chose, des petites boutiques sans intérêt. Je prends à droite et je continue de courir. Là après quelques mètres j'aperçois un immeuble en construction. Parfait ! Je m’engouffre à l'intérieur du dédale de poutre et de tubes en métal.

De toute façon j’ai aucune chance contre lui à la régulière, donc je slalome entre les reliefs de travaux à la recherche d’un piège potentiel. Ca manque pas en fait. Mais il m’en faut un qui le déstabilise suffisamment pour me donner une victoire en un coup. Je repère un endroit, intéressant mais je risque aussi de me faire prendre. Tant pis le risque en vaut le prix. Le plafond est assez haut, de longues barres de fer le soutiennent entre l’ouverture d’où débouchera le Canardeur, mais il manque à ce plafond pas mal de choses et l’espace est grand entre les deux murs qui le supportent. Je me campe sur mes jambes en face de la porte en position de sumo. Il est tellement silencieux dans sa course, même ici, que je le voit avant de l’entendre. Son sabre garde un parfait alignement horizontal, lame vers l’arrière, garde au niveau de la hanche. Son masque est penché vers l’avant, son corps tendu dans de longues foulées souples qui l’amènent droit sur ma gueule.
Il prend pas le risque d’armer son katana, c’est un coup de manchette de son autre bras qu’il m’assène au dernier moment. Il visait ma gorge. Je voulais le réceptionner façon judo mais tout ce que j’arrive à faire c’est heurter mon avant-bras contre le sien et avec son élan, il me repousse vers l’arrière. Ca fait un mal de chien du poignet jusqu’à l’épaule et le bas de sa lame fonce vers ma gorge. Je me laisse partir en arrière, je pivote juste mes appuis au sol avant qu’ils lâchent brusquement. Ca nous fait partir en vrille alors que je voulais le projeter. Mais le résultat est presque le même. On heurte ensemble le poteau qui maintient le plafond en place. J’avais bien remarqué qu’il résisterait pas au poids de mon adversaire. Alors de nous deux ? Ca me nique l’épaule gauche et frappe sa droite. Un craquement sourd. Ca se répercute au dessus et en dessous de nous. Le poteau vole en éclat et on roule au sol.
Heureusement que je suis une putain de cyborg. Sans ça je vois pas comment j’aurais pu rouler, esquiver le tranchant qui n’a embarqué qu’un peu de la peau de ma joue et lui filer un grand coup de pied qui le propulse sous le plafond qui s'effondre. Le tout, sans respirer parce que notre chute m’a coupé la chique. Bordel ça fait mal. Y a un parpaing qui s’est enfoncé dans ma poitrine. Mais je suis plus inquiète de l’état de l’autre. Même si quand je reprend enfin ma respiration ça brûle, ça gargouille, c’est pas normal. Ce qui est encore moins normal c’est la silhouette recouverte de plâtre que je vois émerger derrière les débris qu'a laissé le bazar en s'effondrant. Mais PUTAIN. Il est increvable ou quoi ?
J’ai au moins la satisfaction de voir que son épaule a un angle bizarre et que sa connerie de masque a morflé. Elle est de courte durée parce que ça l’empêche pas de foncer dans ma direction. Ca ressemble quand même drôlement à la mort ça. Une Mort déglinguée, avec un sabre à la place de la faux, un réflexe de survie me fait bien me reculer pour pas être une connerie de biche écrasée par un semi-remorque. Pas que j’ai plus de chance. Mais au moins j’suis pas restée hypnotisée par les phares. Mon bras tente même de dévier cet éclair qui tranche l’air pour couper ma gorge. Jusqu’au dernier moment je le quitte pas des yeux. J’suis comme ça, même la mort je lui crache à la gueule.
D’ailleurs lorsque mon corps arrive à projeter ma salive -et mon pied- dans la gueule, la bave s’écrase sur son masque et il se fige. Mon pied s’arrête pas et ça me fait comme shooter dans du béton. Son couperet égratigne ma glotte. Mais immobilité complète du Canardeur. Je regarde autour de moi. Je dois déjà être morte. Je dois halluciner. On dirait que quelqu’un a fait pause mais juste sur ce putain d’enfoiré. A ne plus rien y comprendre. C’est un genre de crise pentatonique ou quoi ?

C’est comme si rien n’avait de sens, même mes protocoles de probabilités semblent afficher erreur sur erreur ! D'ailleurs en parlant de protocole je n’ai jamais pensé aussi vite ! Ce qui m’aurait pris cinq minutes à cogiter ne prend désormais plus que 3,62 secondes. Merde même ça c’est hyper quantifié. D’abord il prend un otage, je me livre à lui, mais préfère un combat à la loyal. Puis à peine le combat entamé il se bat de façon à m’exterminer le plus rapidement et précisément possible ? Bordel, c’est quoi sa logique ? Ce mec est complètement instable, la folie ne suffirait pas à le décrire, ça me rappel sa course acharnée pour le copti. Dès que je l’ai lu il a perdu tout intérêt pour lui… Alors qu’il ne pouvait pas savoir que j’en avais pris connaissance ! A croire qu’il joue toutes ses décisions à pile ou face ! En parlant de face, sa tête me revient pas, j’ai comme une sensation d’alerte, comme si mon instinct voulait me hurler quelque chose. Ha bonne nouvelle j’ai encore de l'instinct aussi tien.

Cet emplumé en caoutchouc n’est qu’à quelques centimètres de moi complètement statique. Ce qui me permet de mettre le doigt sur cette sensation de quelque chose qui cloche. Avec tout ce plâtre sur la tronche difficile d’y voir quelque chose. Mais mes capteurs visuels me renvoient progressivement une image précise de ce que j’ai devant moi. Le masque n’a pas juste un peu morflé, il s’est carrément déchiré sur presque la moitié de sa surface ! Et c’est le bas du masque qui a le plus pris, je vois un boitier noir pendouiller, à moitié enfoncé. Chier, un modulateur vocal ?! Mes yeux continuent leur chemin, derrière le boitier je distingue désormais son menton et ses lèvres. Un éclair me traverse le crâne, une énorme décharge ! Bordel, c’est comme ces putains de clichés dans les séries policières des années deux mille. Quand on cherche une image dans une banque de donnée avec des points de comparaison pour identifier quelqu’un ! Ces lèvres je les connais, des lèvres sévères. Mon regard se porte désormais sur le haut du masque, Je ne vois pas ces yeux… je ne peux pas croire à ce résultat. JE REFUSE ce résultat, mes modules ne sont simplement pas encore correctement rodés ! C’est déjà la quatrième analyse qui revient positive. NON, NON, NON, NON, NON !

Une émotion m’envahit, mais je n’arrive pas à la déterminer, de la peur, de l’angoisse, de l'appréhension ? Mes gestes vont plus vite que ma faculté de raisonner, l'instinct a pris le pas, comme sous l’effet d’une énorme piqûre d'adrénaline, mon bras se saisit du masque et l’arrache d’un coup sec . Des cheveux semblent s’arracher en même temps. Des cheveux… ROUX. Désormais ses yeux vides, en proie à une émotion indéterminable m’apparaissent. La partie sous le masque n’est pas recouverte de plâtre. Son identité ne fait plus aucun doute.

“ CONNERIES ! BULLSHIT ! C’est pas vrai... MAIS C’EST PAS VRAI ! Je perd la boule c’est ça ?! Ca n’a aucun sens ! Dîtes moi que je suis crevée sur la table et que je suis en enfer ! Pitié… Cheffe…” Cette poupée psychopathe qui n’a rien à envier à Chucky… c’est… Mme Hélène Bailly. Ma supérieure. Comment est-ce possible ? Elle qui est en tout point opposée à cette fiente de l’humanité, elle qui porte ce foutu tailleur bureaucrate, toujours si calme et réfléchie, rien à voir avec cette girouette de Canardeur…

Ses yeux fixes semblent soudain se diriger vers moi, merde. Secouée, je reprend ma position de combat et m’éloignant d’un bond de ce pantin immobile.
“ Lou… Louiiseeeee…” Sa voix ressemble au gémissement plaintif d’une proie agonisante à la chasse. “ Louise… Pitié… Louise… Ai… AIDE MOI ! ”

...Pardon ?

On pouvait aller encore plus loin dans l’improbable et le surréalisme ? D’ailleurs je crois que les modules de probabilité ont crashé, le programme redémarre. Je ne sais pas quoi dire, aucun programme ne saurait parler pour moi, ni savoir comment réagir dans cette situation. “ Louise… pardonne moi… Louise j’ai mal, il faut que tu m’...”
“ Que je vous aide ? Mais merde vous me faites quoi là ?! Vous avez buté mon père, voulez me butter, butter ma copine, butter mon EX copine, puis me rebuter. Et vous voudriez que je vous aide ? Quoi, le plafond vous a foutu un tel coup sur le crâne qu’il vous a rendu complètement conne ou bien ? ”
“ N… non. Que tu m’arrête. Finissons-en Louise. Tout ça n’a que trop duré, je veux que ça s’arrête. ”
…Ok qui perd les pédales là ?! Elle ou moi ? Je deviens folle c’est pas possible.
“ Ca n’a aucun putain de sens… vous n’êtes pas le Canardeur et tout ceci est une connerie de coup monté pour qu’il se tire sans problème ! ”
“ Arrête de te voiler la face, où est… passé la femme si forte et rebelle du commissariat ? La sergent la plus tête à claque et ingérable de l’histoire de ce service ?! Tu as plus de cran que ça Louise… GHHHH ! ” son corps semble désormais frémir. Comme si le temps voulait reprendre ses droits sur cette anomalie temporelle, non mais c’est vrai quoi, comment peut-on se figer de la sorte ?

“ Oh je vous en prie, cheffe, je vous ai collé la raclée de votre vie il y a cinq ans, je ne vois pas comment vous pourriez me surpasser de la s…” C’est vrai ça, je l’avais battu à ce moment là, mais comment a-t-elle pu me surpasser aujourd’hui dans ce cas ? Maintenant que j’y repense, à la fin de notre petit accrochage, elle s’était payée le luxe d’un sourire ironique en essuyant sa lèvre fendue. J’avais pris ça pour de la fierté mal placée, mais est ce qu’elle me testait ? Est-ce qu’elle voulait savoir si je serais un problème après la mort d’E….
“ Tu n’as PAS A HÉSITER LOUISE ! J’AI CREVÉ TON PÈRE ET JE TE CRÈVERAIS SI TU NE ME FAIS PAS LA PEAU LA PREMIÈRE ! Et après toi suivront bien d’autres… C’est pour ça que tu dois m’arrêter Louise… moi, le sujet de laboratoire basé sur les hormones K-I-816… moi devenue plus mutante qu’humaine, un monstre fruits d’ambitions humaines déplacées et néfastes…”
“ Mais qu’est ce que vous racontez… pourquoi vous auriez tué Ed, il… il ne… il ne vous a jamais causé de tort il… il avait de l’affection pour votre ambition au sein du métier malgré votre côté pimbêche… Pourquoi me demander de vous arrêter alors que vous essayez de me tuer… POURQUOI M’AVOIR FORCÉE À DEVENIR UNE BOÎTE AUTOMATISÉE POUR SURVIVRE SI C'ÉTAIT POUR VOUS RENDRE ?! HEIN LANGUE DE PUTE ! IL VOUS MENACE ?! ”
“ Le traitement… il a créé chez moi à la fois un changement physique très violent au niveau cellulaire et un choc mental de retour trop important pour que j’y survive sans casse. Mon seul outil, c’était ma force mentale, je ne voulais pas me briser, je refusais de disparaître. Je me suis instinctivement “sauvegardée” en mettant mes émotions et ma personnalité de côté, et je suis devenue cet être surpuissant et instable, ce deuxième moi sans remords.
Au début, je l’ai laissé prendre le contrôle pour échapper à ma condition d'expérience. C’est tout ce qui comptait pour moi, sortir, je voulais sortir et je voulais vivre. Mais une fois dehors le goût du sang de mes geôliers n’avait pas disparu. Il était facile pour moi de reprendre une vie quasi “normale” en faisant appel à mon moi d’origine et en ne gardant mon alter ego que pour les situations plus délicates impliquant ma survie. J’ai rejoint les forces de l’ordre, Ed m’y a aidé…”
“ ALORS POURQUOI ! POURQUOI SALOPE ! ”
Mon corps a encore réagi plus vite que ma réflexion ! Je tiens désormais une brique au dessus de sa tête avec mon bras le moins amoché. J’ai envie de hurler, de la frapper à mort, j’ai envie de pleurer la rage qui implose en moi ! ALORS POURQUOI LES LARMES NE VIENNENT-ELLES PAS, PUTAIN !
“...Parce que le Canardeur l’a décidé…”
“ Quoi ? Mais ça fait cinq minutes que tu me baratines avec tes foutus mensonges pour me faire gober que t’es l’autre emplumé alors c’est quoi ces conneries ! ”
“ Au début, le canardeur était pratique, cet autre moi plus fort et moins humain, était capable de rendre la justice là où notre système échouait. Je pouvais rendre cette justice sans avoir moi-même à rendre des comptes. Je voulais faire de notre ville un lieu meilleur, un endroit où personne n’aurait à subir les injustices imposées par les lobbys qui ne pensent qu’au profit. Je voulais faire disparaître la souffrance des innocents. Mais le sang Louise… Le sang. C’est un goût étrange… Aussi métallique que les implants qui parsèment ton corps. Mais de la même manière qu’eux te déshumanisent, le goût du sang rend fou et te fait perdre pied. Le Canardeur est devenu de plus en plus présent Louise, à un point que l’alter ego c’était moi, il tuait de plus en plus sans raisons. Pour le plaisir invoquant toujours plus d’excuses improbables pour me faire céder la place. Ed était sur mes traces.”

Je n’ai aucune envie d’entendre la suite, je ne veux pas d’une image glorifiante d’Ed mourant tel un héros pour cette foutue humanité, je voulais garder cette image du père qu’il avait été, avec son sale caractère et un whisky à la main. Je repose la brique dans un mouvement de dépit.
“ Il m’avait presque acculée, il allait mettre fin à mes espoirs de justice… Toutes ces années je l’avais épargné, envoyé sur de fausses pistes en priant qu’il s’en contente et passe son chemin. Ce jour là, j’aurais voulu l’épargner je te le jure, mais le Canardeur n’agissait déjà plus que pour son bon plaisir.”

Elle marque une pause… son corps semble de plus en plus sujets aux spasmes, je la vois serrer les dents, est-ce que l’autre essaye de reprendre possession de son corps ?!
“ B… bu… BUTTE MOI LOUISE !!!! PENSE À ED PENSE À TOUS LES FUTURS ED. PENSE À NINA QUE JE VAIS ÉCORCHER VIVANTE LENTEMENT POUR LA VOIR SUPPLIER ! ” Cette fois s’en est trop, je saisis mon sabre et dans un mouvement fluide et presque félin je le brandis haut pour lui sectionner la tête. Mais… Elle… Non, me dite pas qu’elle chiale ! Tous mes protocoles sont enclenchés pour la mise à mort, ne reste que le mot d’ordre. Mais alors pourquoi mes mains tremblent ?!
“ Je… ne veux pas… je ne veux pas vous tuer… JE REFUSE D’ÊTRE COMME VOUS ! Je suis peut-être à quatre-vingt-un pour cent une machine, mais je ne perdrais pas mon humanité ! ” C’est vrai bordel quoi ! On a jamais été en bon termes c’est un fait, mais j’ai toujours eu du respect pour elle, le fait d’avoir su s’imposer en tant que femme. Son “vrai elle” m’a déjà aidé par le passé. Quel genre d’être humain peut faire table rase de ces choses pour mettre fin aux jours d’un autre ? En face de moi ce n’est pas le Canardeur que je vois. Mais ma supérieure, blessée et en larme. Pourquoi avoir retiré ce putain de masque. Ca aurait été si facile de la tuer avec cette cochonnerie sur la tête, sans savoir tout ça… La tuer au nom de quoi ? Au nom des meurtres qu’elle a perpétré ? Contre son gré ?

Je reste figée, incapable de rendre une décision aussi simple que d'abattre ce sabre sur sa nuque.
“ Bhou… houuuu… hhh… je t’en pries, je t’en supplie Louise Libère moi de tout ça, je ne veux plus vivre comme ça…”
“ Non… je…”
Son corps se remet en mouvement, elle commence à fondre sur moi “ LOUUUUUUUUUUUUIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIISE !!! ” D’un geste je l’esquive, le temps est à nouveau ralenti, bien plus que tout à l’heure, tout ne devient plus qu’un tas de données autour de moi comme si ma conscience flottait, ou… s'évaporait ? … Je passe en position offensive, je… ne contrôle plus… rien ? La voilà qui se jette sur moi, dans un mouvement calculé quasi chirurgical, j’attrape son bras, la fait pivoter avant de l’attirer sur moi et l’embrocher sur mon katana. Le sang se met à fuser, mais ça m’importe peu. C’était simple en fait. Très simple, je la vois gigoter pour se libérer, je tourne donc simplement le sabre sur lui même pour causer plus de lésions internes. Elle finit par s’affaisser, je retire mon sabre en prenant soin de remonter par le coeur. Après tout on est jamais trop prudent avec les mutants.  La voilà gisante à mes pieds, je pourrais rire comme une démente ou pleurer, mais tout cela me semble bien superflu. Je me contente d’essuyer la lame sur le corps, mais recouvert de plâtre comme il est, ça ne me paraît finalement pas judicieux. Le kimono de Sage fera un meilleur chiffon tout à l’heure.

Je me dirige vers la salle d’opération où se planque toujours Chopin. En arrivant je comprend ce soudain changement radical chez moi. Mon absence de conscience surtout. Le maestro est penché sur le tableau des commandes opératoires. Par ces commandes il m’a ramenée à l’état de poupée sans âme dans lequel je me trouvais lors de mon réveil. Décuplant ainsi mes capacités à un tout autre niveau et effaçant ma personnalité et mes possibles remords. Mes émotions quelles qu’elles soient en fait.

“ Asseyez vous Louise, je vais vous rendre vos pleines fonctionnalités d’origine.”
“ Comment ? ”
“ De la même façon qu’à votre réveil. Voyez-vous, lorsque l’on opère cybernétiquement, on utilise désormais un composé chimique très utile, et biodégradable. On l’envoie directement dans des zones spécifiques du cerveau pour faciliter la synchronisation entre votre mécanisme corporel biologique, et les implants. Cette substance agit comme un récepteur pour permettre au “chirurgien” de paramètrer les nouveaux composants en accord avec votre corps. Et par chance cela met quelques jours à se dissoudre. Une “chance” que vous sortiez de l’opération. ” Il marque une pause et semble me dévisager, mon absence totale de réaction ne semble pas lui convenir.

“ Allons Louise, ne soyez pas fâchée, si toutefois vous ressentez quelque chose. C’était une idée brillante ! Profiter d’un effet secondaire si rare, inhibant la personnalité de l’hôte, vous permettant ainsi de faire votre mission l’esprit tranquille ! Avouez que c’était un coup de génie ! ”

Je ne sais pas si je dois répondre. Alors je le fixe toujours. Sans rien dire. Pour ce qu’il m’a fait faire, je suppose qu’il mériterait le même sort que Bailly. Mais je suis incapable, dans l’état où je me trouve, de discerner les bonnes des mauvaises actions. Le Canardeur, c’était une saloperie, je l’ai tué. Bailly, une fille pas si conne… Je l’ai tué aussi. Chopin, il vient de me faire commettre un double meurtre sans mon putain d’avis. Je vais le tuer. Je m’approche soudainement de lui, mon katana ensanglanté à la main, et j’empoigne son col. Ma colère était brûlante, maintenant ma fureur est froide, glaciale et aiguisée comme l’éclat d’un verre qu’on aurait fracassé contre terre. La glotte de Chopin frémit contre mon poing serré, je vais le buter, il le sait, il le mérite bien, il faudra ça pour terminer ce cycle de souffrance que mon ex-patronne a engagé tout autour de moi.

“Lou-Louise vous n’y pensez pas, NON ! ” Il me ferait presque sourire. Je l’empale ou je l’étrangle ? Cette pensée me gène, je suppose qu’elle me ferait horreur si j’étais encore capable de ressentir quelque chose. Mais mon cerveau de silicium est comme anesthésié, dommage pour le musicien. Je serre. En finir. Il suffoque. Encore quelques secondes, et j’en aurais fini. Il est bleuâtre et ne fait presque plus de bruit. Et je…

“ LOUISE NON ! ” Je lâche Chopin par réflexe. Cette voix ? Je me retourne instantanément vers les deux formes apparues dans l’encadrement de la porte derrière moi. S-Sage. Et Nina.

“ Louise ? Qu’est ce que tu étais en train de…”
Sa voix tremble. Sage se précipite pour ramasser le pianiste qui s’effondre. Il est inconscient et d’ici quelques minutes il se réveillera. J’ai vraiment la sale impression que je perds de plus en plus le contrôle de mes émotions et de mes pensées. Pourtant, je me sens honteuse.
“Nina, mais enfin, qu’est ce que tu fais là ?
- C’est moi qui l’ai appelé, quand Chopin m’a expliqué son “plan génial” je me suis douté que tu le prendrais pas super bien et je lui ai téléphoné. Je pense que j’ai bien fait, encore un peu et il y passait.
- Je… je crois pas que vous vous rendiez bien compte. Il mérite de mourir. C’est si simple, vous pourriez comprendre, non ?
- Louise, mais enfin, qu’est ce que tu racontes ? T’es flic je te rappelle ! Qu’est ce que ton père dirait ? ”
Les larmes me montent aux yeux, elles ne coulent pas ce serait trop beau mais elles cognent au bord de mes pupilles comme un fleuve stoppé par un barrage.
“Justement ! Mon père est mort et regarde moi Nina ! REGARDE MOI ! Je suis couverte de sang, du mien, du Canardeur, et j'étais en train d'étrangler Chopin, et j’aimerais bien finir ! Regardes ce qu’il a fait de moi ! Je voulais pas la tuer putain ! Je voulais pas la tuer…”
Brievement, Nina a un mouvement de recul, juste un instant mais c’est tout mon monde qui s'écroule.
“ Louise, je comprends mais tu n'étais pas toi-même, tu le sais. Sois moins exigeante bordel ! ”
S… Sage ? Des paroles réconfortantes ? De la bouche de Sage ? Si Bailly venait pas de m’annoncer sa double identité, je pense que ces deux phrases remporteraient la palme des plus incroyables que j’ai jamais entendu.
“Oh, tu m'écoutes bordel ! Arrêtes un peu de te lamenter sur ton sort ! Mieux vaut être à quatre-vingt-quatre pour cent machine que cent pour cent morte, non ? Et Chopin, tu l’as pas canné, donc on va dire que c’est déjà un début. Louise bordel tu m’écoutes.”
Au fur et à mesure qu’elle déblatère, Nina semble se ressaisir.
“Louise…”
Aussitôt Sage s'arrête de parler.
“ Louise, viens, rentrons chez nous, s’il te plait… ”
Au loin, j’entends la sirène d’une voiture de police. Il est peut-être pas trop tard, j’ai peut-être encore une chance ?

Bon allez. On se sort les doigts du cul. L’espèce de connard de Chopinette a bien dit, avant que je l’étrangle, qu’il pouvait me remettre comme avant non ? Je secoue la tête. Quelle idée de vouloir le tuer avant qu’il me répare ? Y’a vraiment un truc qui tourne pas rond dans mes circuits là. Je me tourne vers Nina. C’est pas le moment des explications. Ni des retrouvailles, ou de la tendresse. Si… Si elle en a toujours pour la machine que je suis devenue. Je me tourne vers mon ex et vers ce salopard.
“ Bon. OK. On le tue pas. Mais Sage tu me le réveille et il répare un minimum ses bêtises avant qu’on foute le camp. Ou je l’embarque, je lui colle mon sabre plein de sang dans la pogne et je le largue à côté du Canardeur. ”

Ma voix sonne métallique ou je devient parano ? En tout cas elle est tellement froide que S-Sage ne pose pas de question. Pendant que je me réinstalle comme il me l’avait indiqué, elle le réveille assez brusquement et lui murmure un truc que j’entend très bien grâce à mes putains de sens augmentés.

“Si tu veux pas finir en taule ou la gorge arrachée, t’as plutôt intérêt à réparer ce que t’a fait. Elle est pas normale. Et c’est ta faute. Alors magne ton fion le pseudo-génie, si tu veux pas être reconnu post-mortem ! ”

Je perd à nouveau conscience pour un temps difficilement mesurable. Il doit encore trifouiller en moi. Il doit savoir que son intégrité physique, mentale et sa vie sont en jeu parce que quand je me réveille je me sens moins… Artificielle. Ca cause moins chiffre dans ma tête aussi. En même temps, il risquait de se prendre la colère de trois femmes -dont deux armées et vicieuses- sur le râble. Je me relève. Je m’étire. J’ose pas regarder Nina. Ca tremble sévèrement dans ma poitrine au niveau de mon coeur. Bon. Côté émotion ça a l’air mieux, même si c’est pas agréable. Ah tiens d’ailleurs, en parlant d’émotion. Je me tourne vers le neuro-chir du dimanche, en deux pas je suis sur lui et je lui fracasse le nez avec mon coude. Avec un soupir de bonheur.

“ Aaaaaaaaaaah ! PUTAIN QUE CA FAIT DU BIEN. Allez tous le monde ! On se calte d’ici avant que les collègues nous embarquent pour homicide ! ”

Une bonne dose de colère évacuée alors qu’il chouine comme un marmot. Rien de tel qu’un peu de violence physique gratuite sur un mec qu’on aime pas pour se remettre en selle. Ca me donne même assez de patate pour me retourner vers celle qui partage ma vie. La voire perdue ainsi brise encore un peu plus mon coeur. Mais cette fois je fais face, j’avance vers elle. Je lui prend la main en la regardant dans les yeux. Elle se laisse faire mais je sens que s’est presque à contrecoeur. Trop de choses se sont passées. Trop de choses à dire pour vraiment parler maintenant. Je pose sa main sur sa joue et je lui murmure.

“ On rentre. On rentre chez nous. Et ça va aller. ”

Une ébauche de sourire se forme sur ses lèvres que j’ai soudainement envie d’embrasser. Et on rentre chez nous. Les autres peuvent bien aller se faire foutre.
© 2017 - 2024 Sergane
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